- À quoi ces appareils étaient-ils destinés, si ce n’était à tuer?
- Pourquoi construire ces appareils à l’Est, près des ghettos, si ce n’était pour gazer les juifs?
La réponse en vidéo
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Texte de la réponse
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À quoi ces appareils étaient-ils destinés, si ce n’était à tuer?
Comme expliqué dans la réponse de la question 7, lorsque le Docteur Wetzel parlait de « méthodes brackiennes1 », il pensait aux injections et aux prises de médicaments divers. Cependant, de cette conclusion découle une autre question : quels étaient ces « appareils de gazages2 » que Viktor Brack devait construire ?
Le typhus, acteur oublié, et pourtant incontournable, du des deux guerres mondiales
Afin de répondre, rappelons que dans le cadre de la solution finale, les Juifs reconnus aptes au travail devraient être parqués dans des camps prévus pour les recevoir3. Or, dans la première moitié du siècle dernier, l’Est de l’Europe fut un foyer permanent d’épidémies dues aux conditions de vie difficiles. Ainsi, peu après la première Guerre mondiale, une terrible épidémie de typhus éclata en Sibérie4. Rapidement, elle se propagea en Russie puis dans les Balkans, causant des centaines de milliers de victimes. Le mal ayant touché la Pologne, l’Amérique envoya des équipes sanitaires, avec ambulances et matériel médical5. En juillet 1920, la pandémie était telle qu’on craignait son arrivée en Europe de l’Ouest6. Elle fut toutefois maîtrisée à temps.
Vingt ans plus tard, les mêmes causes produisirent les mêmes effets : la guerre germano-polonaise, avec ses privations et l’afflux massifs de Juifs déportés dans des ghettos, provoqua de nouvelles catastrophes sanitaires. Dès le mois de mai 1940, le typhus reparut en Pologne7, frappant avant tout des Juifs : chaque jour, dans le ghetto de Varsovie, on comptait 200 à 300 nouveaux malades. Sans attendre, les autorités allemandes prirent des mesures pour contrer le fléau et le ghetto fut placé en quarantaine. Un reportage photographique paru le 6 février 1941 dans le Bradford Evening Star and Daily Record montrait un jeune juif qui s’activait le long d’un trottoir. La légende portait :
Ce jeune juif tout juste en âge d’aller à l’école répand du chlore le long du trottoir. Cette mesure d’hygiène vise à contre le danger omniprésent d’épidémies dans le ghetto surpeuplé de Varsovie8.
L’importance de la désinfection et de l’épouillage en temps de guerre
Malgré ces mesures, en juillet 1941, des experts sonnèrent le tocsin : avec la guerre, le rationnement et les déplacements de populations, l’Europe était menacée par de vastes épidémies9. Ils avaient raison : le 15 décembre 1941, la presse américaine annonça que le typhus sévissait non seulement en Pologne occupée, mais aussi dans les régions baltes et en Russie blanche10. Quelques jours plus tard, les journaux signalèrent qu’en Ukraine, les écoles avaient été fermées, tandis qu’à Riga, des fumigations étaient organisée afin d’exterminer la vermine11 : la situation était telle que les Allemands avaient engagés des médecins juifs pour travailler dans les hôpitaux militaires12.
Fin février 1942, la presse révéla que des soldats allemands en permission au Danemark et en Norvège y avaient apporté le typhus13. Soucieux d’éradiquer le mal, les autorités recoururent massivement à l’épouillage14. Le 30 décembre 1941, le correspondent du Times à Stockholm parla d’escadrons mobiles chargés d’épouiller les soldats allemands du front de l’Est15. Le Asbury Park Press rapporta que pour combattre les poux, les Allemands avaient fabriqué « de nombreuses chambres d’épouillage motorisées ainsi que des laveries motorisées grâce auxquelles quatre hommes pouvaient laver quotidiennement 500 kg de linge16 ». Le 13 janvier 1942, sous le titre « L’Allemagne a le typhus », l’Idiana Gazette informa ses lecteurs que les autorités du Reich avaient envoyé sur le front de l’Est des centaines de docteurs et d’infirmières afin de combattre le fléau :
[…] de grands centres d’épouillage ont été créés derrière le front, auxquels sont affectés des centaines de docteurs, de spécialistes et de chimistes, les poux restant le plus dangereux vecteur du typhus17.
Un document allemand présenté à Nuremberg confirme le fait : du 30 novembre au 3 décembre 1942, une rencontre fut organisée à l’Académie de médecine militaire de Berlin, lors de laquelle le Docteur Siegfried Handloser, chef des Services médicaux des Forces armées allemands, parla de la lutte contre le typhus à l’Est : « En plus de centres d’épouillage efficaces, de nombreuses installations similaires ont été érigées, qui permettent de décentraliser la lutte contre les poux18. » Un peu partout, donc, des installations d’épouillage avaient été installées.
La prévention des épidémies dans les camps
Sans surprise, l’épidémie frappa aussi les camps. Au procès dits « des médecins nazis », l’accusé Joachim Mrugowsky souligna ce fait et rappela que, pour y faire face, des installations d’épouillage furent installées19. Au procès de l’IG Farben, l’Accusation présenta le compte-rendu de la 16e conférence pour la construction de Farben-Auschwitz, daté du 6 mars 1942 : une installation d’épouillage destinée à un camp de travailleurs d’Auschwitz y était évoqué, ainsi qu’un un budget annuel de 300 000 RM pour la désinfection de l’endroit20. Au procès Krupp, l’Accusation déposa une lettre du 31 août 1943, dont l’auteur évoquait les camps susceptibles d’abriter 13 000 ouvriers ; ils comprenaient, entre autres, des établissements d’épouillage21.

photographie, entre VIII.1942 (Wydawnictwo Prasowe Kraków-Warszawa).

photographie, entre XI.1946 et VIII.1947 (United States Holocaust Memorial Museum, avec l’aimable autorisation de Hedwig Wachenheimer Epstein).
Tous ces documents montrent que là où il y avait des logements pour travailleurs, il y avait également des installations destinées à lutter contre les poux, vecteur du typhus. Or, on sait que depuis la première guerre mondiale, l’acide cyanhydrique était devenu un agent sanitaire très répandu22. Ajoutons à cela un très intéressant message allemand intercepté et déchiffré par les Britanniques23 : dans ce message daté du 13 novembre 1941 en provenance de Riga, un commandant chirurgien demandait de toute urgence des informations sur l’envoi de différents gaz utilisés pour des raisons sanitaires : non seulement du gaz Zyklon, mais aussi du gaz T, de l’oxyde d’éthylène et du Tritox. Ce document est capital, car il démontre que durant l’automne 1941, à l’Est et notamment à Riga, les Allemands recouraient au gaz pour lutter contre les épidémies.
Ces précisions effectuées, relisons le document NO-365. Fin octobre 1941, soit en pleine épidémie de typhus, le docteur Wetzel écrivit :
En référence à ma lettre du 18 octobre 194124, vous êtes informé que l’Oberdienstleiter Brack, de la Chancellerie du Führer s’est déclaré prêt à collaborer à la construction des abris nécessaires et des appareils de gazage. Pour l’heure, les appareils en question n’étant pas disponibles en nombre suffisant dans le Reich, ils devront tout d’abord être construits. Brack estimant que les construire dans le Reich poserait plus de problème que s’ils étaient construits sur place, il considère plus efficace d’envoyer ses hommes directement à Riga, en particulier son chimiste Kallmeyer, qui se chargera de tout faire là-bas. L’Oberdienstleiter Brack souligne que le procédé en question n’est pas sans danger, donc que des mesures spéciales sont nécessaires25.
Remis dans le contexte, le sens du paragraphe est clair : ces « appareils de gazages » à construire en même temps que des abris nécessaires étaient des installations de désinfection qui devaient assurer l’hygiène non seulement dans les camps des régions de Minsk et de Riga, mais aussi dans les camps de l’Est où seraient parqués les Juifs aptes au travail. Tel était le projet auquel Viktor Brack avait accepté de collaborer. Il n’y avait-là rien de criminel.
Je note d’ailleurs qu’au procès des médecins allemands, le Docteur Siegfried Handloser confirma qu’en 1941, à l’Est, un nombre insuffisant d’appareils d’épouillage avait été construit. Ainsi les autorités furent-elles prises au dépourvu par l’épidémie. Sachant cela, le manque d’appareils de gazage mentionné dans cette lettre NO-365 s’explique davantage encore.
Vous me répondrez sans doute, Madame, que ce document reste muet sur la lutte contre les épidémies. Dès lors, on ne saurait conclure qu’il s’agissait d’appareils sanitaires destinés à lutter contre le typhus. C’est cependant oublier qu’à l’époque, le typhus qui sévissait dans l’Est de l’Europe était une réalité connue de tout le monde, y compris chez les Alliés, et ce depuis le début de la guerre.